17 mars 2019

La peur des autres


Si cela fait longtemps que la section de L'Atelier existe, j'ai décidé de le reprendre sérieusement en mains.
Pour que vous compreniez mieux cette démarche, et pourquoi la précision de Melamar dans le titre, je vous renvoie à mon article de présentation.

Cette section servira donc d'unité aux nouvelles issues de Melamar, mais également aux autres écrits, composés çà et là au hasard de mes pensées, que j'aurais envie de vous partager.

Je n'ai plus qu'à vous souhaiter bonne lecture :)

Règles données par Ratkiller :

Simple règle: écrire un texte avec tous les mots ci-dessus en un seul exemplaire dans l'ordre défini, avec pour thème la "peur des autres".

Chanteur - Venin - Se demander - Publication - Orange - Sauvetage - Tiroir - Fou - Masse - Funambule


Retrouvez Haine, le texte écrit par Ratkiller pour remplir cette consigne.





La paupière ridée, gage d’un âge vénérable, se souleva en un combat sans nom. La pupille dilatée trahissait la vape de sommeil qui retenait l’ancêtre à ses rêves, cette cure de jouvence. Un second cri eut tôt fait de la dérober définitivement aux bras de Supta, Déesse du sommeil. Une petite chose fragile avait l’esprit et le cœur en peine et c’était son rôle, à l’ancêtre qui a tout vu, tout entendu, d’appliquer le baume.
«  Chut… Ma toute petite… Je suis là…
-        Grande-mère ! pleurnicha l’enfant en s’agrippant frénétiquement à la peau plissée tel un vêtement chiffonné. Malgré la douleur des petites mains proches de vieilles cicatrices, la parente n’osa aucune réprimande, occupée à cajoler ce morceau de souffrance.
-        As-tu prié la Déesse avant de t’endormir, comme je te l’ai conseillé ?
-        Oui mais… Les mêmes cauchemars… Grande-mère, j’ai peur de dormir…
-        Alors je vais te raconter une histoire. Mon histoire. Et nous veillerons jusqu’à l’aube, ensemble.
La petite se cala dans le giron de l’honorable, cherchant une position confortable qui faciliterait l’écoute et la rêvasserie.

« Petite, j’étais différente des autres. Pas tant dans mon apparence, ma différence portait davantage sur mon comportement. Je percevais des choses, des effluves, que les autres enfants ignoraient. Mes parents taisaient ce secret, par peur d’alimenter les esprits et les débats houleux. Comme toi, j’ai énormément souffert de mes cauchemars. Sauf que mes cauchemars n’avaient guère lieu la nuit, non… La souffrance m’abimait sous les affres d’Inti. L’astre de Selene officiait comme un baume en mon cœur, quand les rayons de son frère supportaient mes angoisses. Ah ! Que pouvais-je faire pour me dérober à ce supplice permanent ? J’étais trop jeune pour comprendre la réponse, encore moins mettre des mots dessus…
« Vois-tu, je voyais réellement des choses étonnantes. Des bâtiments hauts, très hauts, faits de matières parfois foncées et dures, parfois claires et transparentes, et leur toit se cachait parmi les nuages des Néphélées. Ils se déplaçaient sans avoir recours à des animaux, avec une énergie que tu ne comprendrais pas. Ce décor me hantait, flirtant avec mon environnement jusqu’à le recouvrir à divers moments. La réalité me fuyait comme je fuyais les gens de mon âge.
« Et un beau jour, le pire survint. Un homme de cette réalité évanescente, vaporeuse, intangible, me heurta de plein fouet.
-        Hey ! Regarde un peu où tu vas avec ton déguisement ! Tes ailes prennent de la place !
« J’étais trop abasourdie pour rétorquer quelques traits bien sentis, sachant qu’il est impoli d’être rabroué de la sorte par un homme. J’ai laissé courir, reculant même de quelques pas dans le but de m’éloigner de ce malotru et plonger dans le décor que je côtoyais jour après jour. Avant de revenir parmi les miens, si je pouvais réellement les désigner comme tels, je n’eus que le temps d’entendre une phrase alors incompréhensible à mes oreilles. Pourtant, un mot me marqua au plus profond de moi, malgré le sens qui m’échappait : chanteur. »

« Hein ? Tu as deviné ce que ça voulait dire ? l’interrompit la petite, sa curiosité à peine voilée. L’ancêtre sourit, heureuse de voir que son histoire entraînait sa petite fille loin de ses démons.
-        Un individu qui manipule les mots comme les armes, qui parvient à te planter une flèche en plein cœur sans te faire souffrir mais, au contraire, te libérer. » Les pupilles inquisitrices de sa petite fille l’obligèrent une précision. « C’est un dérivé de nos bardes, si tu préfères. Et tu sais à quel point ils peuvent être des baumes pour l’âme… Enfin, le baume ne fut pas durable. Des rumeurs s’ébruitèrent comme quoi je devenais aliénée, qu’il fallait me bannir avant que le mal ne se répande dans le sang de notre espèce. Ils me dépeignaient comme le serpent rusé alors que c’était eux le venin. Certains ont même requis le conseil des sages. Ces derniers l’étaient trop pour prêter une attention particulière à de pareilles billevesées. Ils en étaient même au point de se demander s’il ne fallait pas bannir tous les autres. Ça aurait fait tâche dans le village, je suppose. Enfin, au moins je me sentais épaulée grâce à leur présence, à leur compréhension.
-        Mais t’avais pas d’amis, comme moi ?
-        Non ma douce, je ne pouvais pas me mêler aux autres. Leur regard me fustigeait sur place, j’avais jusque peur de sortir. Finalement, j’ai apprivoisé l’autre monde. Là aussi ils me jugeaient comme différente. Mais c’était vrai, alors je le vivais mieux.

« Je déambulais dans ces ruelles étroites ou ces grandes artères où les gens fourmillaient sans se regarder. Mes ailes passaient aisément inaperçues. Un jour, je suis tombée sur un bouquiniste en pleine rue. Une des publications arborait des ailes sur la couverture, des ailes de fée sur fond d’automne, des couleurs chatoyantes de l’orange au rouge… Je n’ai jamais été aussi surprise que de voir nos semblables dans cet univers. Cela signifiait-il qu’ils avaient déjà vu un membre de notre peuple ? Fort probable aujourd’hui, mais à l’époque j’étais jeune et craintive, je ne me permettais aucun espoir.
« Et j’ai revu le barde ! Ne fronce pas les sourcils, tu vas vieillir avant l’âge et tu n’atteindras pas le mien ! Vois-tu… Malgré la peur des autres, l’appréhension de leur regard, je ne me suis jamais réellement sentie menacée. Sûrement un sentiment partagé par toutes les victimes en déni… Ce n’est que lorsqu’on est protégé qu’on prend conscience du champ de mines, de cette angoisse qu’on a traversée… Et c’est ce magnifique barde qui est à l’origine de mon sauvetage. Par la suite ce fut un effet tiroir. Mmmh. Comment t’expliquer le concept ? Disons, tu peines à ouvrir une boîte. Celle-ci se veut retorse, résistante à tout pendant de longues années. Vint l’heure du déclic et alors, tout te paraît plus simple. Lé ménestrel à été la clef de ce tiroir. Mes maux se sont comme envolés, évaporés dans les méandres sombres d’un nuage noir sur le départ.
« Je prenais tellement plaisir à visiter son monde. Toutefois il commençait à comprendre ma différence, je craignais son regard. C’est alors, au cours d’une balade en forêt, qu’il me porta dans ses bras en prenant soin de ne pas froisser mes ailes et déposa ses lèvres sur les miennes… »

« Beurk ! s’écœura la petite en grimaçant de dégoût, emportant le rire rauque de la conteuse.
-        Nous te verrons bien à la puberté, ma douce. Tes parents auront bien du mal de te tenir en place ! Enfin à l’époque je te rejoins. Sais-tu qu’elle fut ma réaction ?
-        Non…
-        « Quel excentrique vous faites ! » me suis-je écriée. Et sais-tu qu’elle fut sa réponse ?
-        Mmmh ?
-        Dans mon monde, on dit simplement bouffon ou fou ! »

« Et j’étais bien loin de m’inquiéter de sa phrase. Il reconnaissait ma différence, mon étrangeté. Or son baiser était si doux, si suave, que son amour pour moi ne pouvait trahir aucune malveillance. J’étais aimée, et le pincement qui secoua mon cœur traduisait la réciprocité… Il accepta mon univers comme je m’étais éprise du sien. Sous le couvert des arbres et la bénédiction de Sélène, nous avons consommé notre amour sans attendre. La force de mon bonheur m’étreignit brutalement, telle la masse d’un forgeron tapant sur l’enclume.
« Nous nous sommes revus bien sûr, encore et encore, notre amour s’amplifiant à chaque rencontre, même une simple entrevue. Je n’ai jamais compris comment je le retrouvais à chaque visite, tel devait être mon destin, je suppose.
« Naturellement, une union si passionnée ne pouvait être que fertile. Le ventre s’arrondit bien malgré moi, soutirant les commérages des vieilles carnes. J’ai marché entre deux eaux jusqu’à l’accouchement, dans son monde à lui. Mais l’enfant avait du sang de fae, les proéminences dans son dos, là où se dévoileraient les futures ailes, en étaient la preuve. Et quand le bébé ouvrit ses beaux yeux, je pris conscience d’une chose… Toute ma vie, j’avais été partagée entre deux univers opposées, évoluant en équilibre sur un fil ténu tel le funambule… Mais aujourd’hui, j’avais créé mon propre monde, et plus jamais je le quitterai… »

Grande-mère embrassa le front de sa descendance avec un amour profond, puissant. La vieillesse étiolait sa jeunesse, affaiblissait son ardeur. Toutefois son monde perdurerait après elle. Yanaëlle saurait trouver sa place comme elle-même avait su tracer sa voie. Car dès la naissance, malgré le rejet de la plupart, un être est destiné à nous chérir.

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