27 mars 2020

Maître de la matière




Ils ont dix ans et se rencontrent à Tokyo, où le père de Charlotte est ambassadeur et la mère d’Hiroshi blanchisseuse. Je sais comment faire pour que tout le monde soit riche.
— N’importe quoi, dit Charlotte. C’est impossible.
— Si, c’est possible, insista-t-il. Quand je serai grand, c’est ce que je ferai. Parce que c’est d’une simplicité étonnante ! »
Plongés dans le tourbillon de la vie, ils ne cesseront de se perdre et de se retrouver, puis de se séparer encore, lui le génie de la robotique qui n’a pas oublié son serment, elle et son étrange faculté de connaître l’histoire des objet par leur contact. L’heure décisive sonnera sur une île de l’océan Arctique au large de la Sibérie, la découverte d’un phénomène inexplicable. L’inconnu est là et il est menaçant…les fondements de notre civilisation vacilleront avec nos certitudes.



Pourquoi ce livre ? Ma rémunération pour mon stage à L'Atalante consistait à prendre chaque soir le livre de mon choix dans les parutions, vieilles ou récentes, de la maison d'édition. Imaginez tout un monde qui s'ouvre à vous et le droit de ne prendre que cinq livres. Une frustration sans limite ! Toutefois, généreuse que je suis, le dernier livre emporté, Maître de la matière, était un cadeau pour Mister, alors même qu'il était encore trois mois au Canada. L'homme l'a lu en période estivale de l'an passé et a insisté pour que j'en fasse de même. C'est maintenant chose faite.

Ce livre retrace le rêve de deux gamins plus ou moins ordinaires. L'un a mis le doigt sur LE projet qui faciliterait le quotidien de l'humanité, l'autre a le curieux don de connaître la vie de tous les possesseurs des objets qu'elle touche, pour peu qu'elle le veuille (un peu comme Ophélie dans la Passe-miroir, sauf que ce livre-ci est paru avant la saga ;-) ). Tout cela va orienter leur avenir et celui de tout une terre…

Maître de la matière est un joyeux melting pot de genres. On y retrouve de la science fiction évidemment, avec l'apparition de robots qu'on retrouve dans d'autres références mais qui m'ont semblé ici originaux, mais aussi un petit côté thriller à certains moments. La sociologie, elle, est partout. Ce roman retrace la vie de nos deux protagonistes, on les voit enfants et on suit leur apprentissage, leur entrée dans la vie active et ce qu'ils font pour mettre la connaissance au service de la société. Forcément on se prend d'affection sans forcément s'attacher ; j'ai trouvé cela excellent de connaître tout de l'évolution de chacun. Malgré la présence de ces trois genres majeurs, l'auteur maîtrise leur présence pour ne pas écraser la fluidité du récit. Ca se lit tout seul, vraiment, et je vivrais seule que ce gros pavé ne m'aurait pas duré deux jours.

Andreas Eschbach maîtrise également les temps. Parfois lent et peu rythmé, parfois effréné, il parvient toujours à insuffler un petit quelque chose accrocheur pour ne pas qu'on s'ennuie. Je dois dire aussi que mon accroche pour ce récit vient du fait qu'on partage les mêmes idées ou perceptions en sociologie, que ce soit pour les professeurs en général prévenant et généreux, ou des politiciens profiteurs et manipulateurs, ou encore des requins. Toutefois, loin de tomber dans les archétypes, l'écrivain parvient toujours à nuancer ses phrases ou ajouter un caractère qui le tire loin des mauvaises tentations des personnalités figées. C'est aussi pour cela que le roman se lit bien, rien n'est figé et les découvertes au fur et à mesure des longs chapitres donnent envie de comprendre et donc de lire la suite.

Peut-être le début peut-il paraître long car ce n'est que le quotidien de deux enfants diamétralement opposés, il s'y passe peu de choses si ce n'est l'étalage de leur sociabilisation, mais ce n'est qu'un pas difficile qui offre les clés pour comprendre toute la suite (et ce n'est pas un calvaire pour lire la suite).
Les cent dernières, là où tombent les révélations et où l'intrigue s'accélère, m'a laissée sur ma fin. Si l'ensemble est cohérent, on ne peut pas dire que j'ai été transcendée ou convaincue. Cependant, j'ai fait une pause avant d'attaquer cette fin par manque de temps et l'arrivée d'une certaine pandémie mondiale en sont peut-être la cause… Il vaut donc mieux ne pas prendre ce ressenti en considération pour les cents dernières pages.
La toute fin est une belle fin. Cruelle peut-être, j'ai eu le sentiment de percevoir toute la frustration qu'éprouve un génie peu reconnu, mais Hiroshi a ce caractère humble et effacé que semble présenter tous les Japonais élevés dans leurs traditions, si bien que même ladite fin ne semble pas l'affecter. Le geste est de toute beauté et met, enfin, Charlotte en avant, comme si elle devait à présent reprendre le flambeau.

J'ai envie de dire que les personnages sont la force et la faiblesse du récit. D'un côté nous avons Hiroshi, le fameux génie qui n'aura de cesse de développer son idée. Il sera pour cela prêt à tout sacrifier de sa vie, et le fera vivre comme un marginal. Les gens ne s'expliquent pas son comportement, ont envie de l'aider ou de lui apporter du réconfort mais la passivité tranquille de ce personnage en fait quelqu'un d'intouchable. De l'autre, nous avons Charlotte, la curieuse Charlotte qui, depuis une étrange rencontre par le biais de son don de "voyance", a envie d'apprendre l'histoire de la civilisation jusqu'à ses prémices. J'ai trouvé qu'elle n'a servi à rien la majeure partie du temps. Pour tout vous dire, on la voyait plus convoler gaiement jusqu'à se rendre compte qu'elle n'a rien fait de sa vie plutôt que de suivre ses premières ses envies. Ses apparitions se sont donc limitées à de longues romances infécondes et à des remords qui mènent à des décisions prises sur un coup de tête qui ne font qu'accentuer le sentiment que le serpent se mord la queue, d'une boucle sans fin. Je ne l'ai pas totalement détestée mais je ne l'ai pas franchement portée dans mon coeur et j'aurai bien voulu la secouer à cinq ou six reprises…
D'autres personnages apparaissent bien entendu au fil du récit et leur importance équivaut à leur taux de présence dans la narration. Malgré leur retrait, certains sont marquants, notamment le couple d'amis de Charlotte, que j'ai beaucoup apprécié pour leur générosité.

La plume est géniale. Malgré un niveau assez élevé, pas forcément soutenu mais intellectuel, elle conserve une fluidité bienvenue, rendant la lecture légère et aisée. Une plume simple mais efficace, qui m'aura marquée malgré sa discrétion.
Un style difficile à décrire alors je peux simplement dire que je prends beaucoup de plaisir à chaque découverte, c'est un gage de qualité et je sais d'avance, quand j'ouvre un livre de cet auteur, que je vais me régaler. D'ailleurs ma prochaine oeuvre de lui sera acheté lors de mon prochain passage à L'Atalante !

Mention spéciale à la couverture qui représente un détail faisant raisonner le genre du thriller. Dans ce passage, on flirtait avec l'horreur, non évoquée auparavant. Glaçant, choquant, mais passage superbe.



C'est mon second Eschbach et je songe à le faire entrer dans ma liste des auteurs préférés. Plonger dans une de ses œuvres promet une régalade que dessert une grande qualité, tant dans l'écriture, fluide, efficace et pourtant intellectuelle, que dans le contenu qui marie fort bien les genres. Le propos est tenu, les hypothèses sont étudiées et crédibles, même si on ne les partage pas. Hormis les cent dernières pages et une héroïne dont le caractère ne me convenait pas, je me suis régalée et je vais conseiller plus souvent Eschbach à mon entourage. D'ailleurs, je vous le conseille fortement !



16/20





Chronique partenaire :
Ratkiller


2 commentaires:

  1. J'en ai lu qu'un seul de lui mais j'avais adoré !

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    1. Je suppose que tu parles Des milliards de tapis de cheveux (que je vais m'empresser d'acheter au déconfinement), le plus connu. C'est étrange, mais cet auteur très discret a toujours de très bonnes critiques sur ses oeuvres, il gagnerait à être connu !

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